Rome Impériale

 

L'album, de la corporation des fabri navales,
(charpentiers de marine)
d'Ostie et/ou du portus,

 

Deuxième partie

L'organisation interne du collège des fabri navales d'Ostie et/ou du portus, :
un exemple de fonctionnement d'une corporation professionnelle

 

"Dans la hiérarchie des collèges romains, la cité avait [...] servi de modèle. Le municipe ou la colonie avait ses patrons, ses magistrats, son sénat et sa plèbe: il en était de même des collèges ", qui avaient eux aussi leurs patrons, leurs dignitaires, leur assemblée et leur plèbe. "Rien ne peut nous en donner une idée plus exacte qu'un coup d'oeil jeté [...] sur les listes matriculaires (alba ) que le temps nous a conservés " 1.

 

1 . L'organisation hiérarchique générale de l'album, .

L'étude de l'organisation hiérarchique générale de l'album, est rendue délicate par la mutilation de neuf des treize premiers noms de la liste, qui n'ont gardé que leur cognomen, et ont perdu en particulier la marque de leur dignité: on a le choix entre les patrons et les quinquennaux perpétuels, catégories de membres qui viennent toujours en premier dans les listes matriculaires. Selon J. Rougé (op. cit. p. 301), ces treize premiers noms sont bien ceux "des quinquennaux perpétuels, étant donné que les fabri navales, comme tous les autres collèges, recrutaient leurs patrons parmi des gens en vue, alors que les personnages qui apparaissent au début de l'inscription [...] ne semblent pas être, [vu leur surnom], d'un rang social bien élevé: tel est le cas d'un Portensis [ l. 4, ce nom peut signifier "celui qui est du portus,"], et également des trois qui portent un surnom nettement gréco-oriental: Pardalas, Epafroditus et Apolaustu ". Par contre, J.-P. Watzing (op. cit. t. 1 p. 365), pense qu'il s'agit de patrons, mais ne se justifie pas. Nous nous orienterons donc d'après la démonstration de Rougé, d'autant que trois autres inscriptions (CIL XIV, 168, 169, 292) confirment que les patrons des charpentiers navals d'Ostie sont effectivement "des gens en vue" (sénateurs, dignitaires de cité, chevaliers, ..., voir infra) qui n'ont donc apparemment rien de commun avec ces treize quinquennaux perpétuels.

Tout collège cite donc ses membres en respectant une certaine hiérarchie interne prenant en compte l'importance du rôle tenu par la personne dans le corpus; un album, est par conséquent le reflet de l'organisation interne d'un collège, "de cette hiérarchie qui commence aux patrons pour finir à la plèbe" 2:

"Les patrons, qui sont en réalité en dehors des collèges", occupent la place d'honneur, comme sur l'album decurionum des villes (ici, ils ne semblent pas être cités, cf. supra).

Viennent ensuite "les dignitaires plus ou moins nombreux et portant des noms divers suivant les collèges":
les quinquennaux perpétuels ( s'il y en a ) : ici , il y en aurait donc 13 ( l. 1 à 13 ) :
les quinquennaux : 6 noms dans cet album, ( ligne 15 à 20; leur titre est abrégé Q.Q. ),
les curatores ,
les quaestores,
les sacerdotes ... 3

Ensuite, viennent parfois les anciens dignitaires, appelés en général honorati (c'est le cas ici: il y a 13 honorati, ligne 24 à 37, et leur titre est abrégé HON.); quelquefois aussi viennent les immunes 4.

Puis sont cités les simples membres, les plebei (appelés parfois aussi populus ou corporati), rangés par décuries si le collège était ainsi divisé, ou bien par ordre alphabétique, ou encore par ordre d'ancienneté le plus souvent (il semble que ce soit le cas ici; cf. infra, note 62): on dénombre dans cet album, 320 plebei (ligne 39 à 358, et leur titre est abrégé PLEB.).

A la fin sont mentionnésles serviteurs (exemple: les scribes et les viateurs): s'il y en a eu dans cette corporation, aucun en tout cas n'est cité dans cet album,.

N.B.: Il y a également ici une personne dont le nom est cité après ceux des dignitaires et avant ceux des honorati : il s'agit de la mater du collège (l. 22). Nous en parlerons plus loin.

Dans les collèges, tous ces personnages se réunissaient au sein d'une assemblée générale (ou conventus) où étaient prises par vote toutes les décisions (promulguées sous forme de décrets) régissant la vie et les actions du corpus, comme par exemple la nomination des patrons, des dignitaires, le décernement d'une statue ou d'une inscription honorifiques, ... Les différentes compétences de cette assemblée nous apparaîtront au fur et à mesure que nous étudierons le rôle de ces différents personnages dans les corporations professionnelles en général et dans celle-ci en particulier dans la mesure du possible.

2 . Rôle de ces différents personnages dans la corporation: le fonctionnement d'un collège professionnel .

a. Les patrons du collège

Comme nous l'avons déjà fait remarquer (cf. supra), les collèges, comme les cités, choisissaient leurs patrons parmi les personnes les plus en vue, les plus influentes, et les plus riches pour s'assurer protection et libéralités; c'est la définition que donne J.-P. Waltzing du mot patron 5: "Le patronat des collèges est une imitation d'une institution publique dont il a pris toutes les formes solennelles. [Cet honneur] est décerné cérémonieusement à des gens hauts placés, influents, ou du moins riches, capables de défendre le collège et de le soutenir par des libéralités". Le patron de collège a donc un double rôle, comme dans les municipes: d'une part assurer la défense, la protection, des intérêts du corpus devant l'administration impériale (conflits juridiques,...) et d'autre part assurer sa subsistance matérielle en le faisant bénéficier de son évergétisme généreux. Il convient d'insister plus particulièrement sur cette dernière obligation: en effet, les collèges, lorsqu'ils nommaient des patrons, "attendaient plus encore de leur bourse que de leur crédit"6 car en réalité, les corporations légales car autorisées7 n'avaient rien à craindre pour leur existence administrative et ne recherchaient avant tout dans le crédit social du patron qu'un moyen de préserver ou d'obtenir des privilèges auprès de l'administration impériale. Par contre, la subsistance matérielle d'une corporation devait beaucoup à la générosité des patrons qui était "certainement la plus abondante source de revenus pour les collèges"8 .

En retour de ses prodigalités, le patron recevait des honneurs à la mesure de la reconnaissance de sa corporation: "il avait la place d'honneur aux réunions " de l'assemblée générale où l'on écoutait respectueusement sa voix9 et où on lui réservait un siège spécial, le bisellium 10 ; il était placé en tête de l'album,; "on lui décrétait des inscriptions honorifiques et des statues "; après sa mort, on lui élevait un monument 11. Le patron n'hésitait d'ailleurs pas à provoquer ces flatteries honorifiques par des largesses plus grandes encore.Et les collèges étaient de leur côté passés maîtres dans l'art de provoquer ces libéralités, comme en témoigne d'ailleurs la procédure même par laquelle était nommé le ou les patrons d'un collège 12 : les membres de la corporation se réunissaient en assemblée; le président ou d'autres membres importants du corpus lisait alors un rapport évoquant avec force louanges les qualités de vertue et d'évergésie du futur patron, qui étaient censées avoir provoqué le choix du collège; on faisait en bref un exposé très flatteur de sa personne, destiné bien entendu à le toucher dans son amour propre pour qu'il accepte l'honneur du patronat (patronalis honor) et surtout toutes les charges qui y étaient liées. Une fois votée la nomination du patron, ce décret rempli de flatteries était gravé sur une tablette en bronze (tabula ou tessera patronatus) et porté par une députation des principaux magistrats du corpus chez l'élu qui disait alors s'il acceptait l'honneur.

On se doute donc que le patronalis honor d'un collège aussi important que celui des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, n'était pas réservé à n'importe qui. C'est ce que nous confirme l'épigraphie; car si les patrons de cette corporation ne sont pas cités dans cet album, on peut néanmoins savoir au moins qui étaient certains patroni des charpentiers navals d'Ostie grâce à quelques inscriptions conservées: CIL XIV, 168, 169, 292 mentionnent chacune un patron des charpentiers navals d'Ostie .

La dédicace honorifique du CIL XIV, 169 nous dit avec précision quel était l'état de la carrière du patron Publius Martius Philippus le 11 avril 195, date à laquelle cette inscription a été dédiée, ce qui nous permet de déterminer facilement qui il était; ses titres sont donnés en ordre inverse. Avant l'énoncé de sa carrière sénatoriale, sont citées ses fonctions municipale et collégiale: d'abord son titre de tribun des fabri navales, du portus, qui correspond probablement à une dignité collégiale 13 , puis son titre d'appariteur du questeur du trésor, magistrature du cursus de la colonie d'Ostie. En ce qui concerne son cursus sénatorial, on remarque que ne sont pas mentionnés son vigintivirat et son tribunat militaire. Sa carrière de sénateur commence en fait par son édilité curule, puis l'on passe directement à son titre de curateur de la voie Préneste, fonction ouverte uniquement en Italie et à Rome (chaque grande route avait son curateur sénatorial chargé de son entretien) au niveau de la préture, ce qui situe donc son âge à 30 ans ou plus en 195. On apprend ainsi qu'il était arrivé à un niveau élevé dans le cursus sénatorial. Il faut noter que normalement, devrait figurer entre sa curatèle et son édilité sa préture: il n'en est rien, ce qui signifie donc qu'il a certainement dû bénéficier d'un privilège impérial pour passer directement de l'édilité à la curatèle, ce qui augmente encore son prestige car une telle faveur n'est accordée que pour récompenser des mérites remarquables. Ce clarissime n'était de plus pas originaire d'Ostie (même s'il y était tout de même magistrat) car il était inscrit dans la tribu Quirina, qui n'est pas celle des citoyens d'Ostie (la tribu de cette cité est la Veturia). Il convient de rapporter ici l'existence d'une autre inscription très curieuse, car pratiquement identique à celle-ci (Année épigraphique, 1955, 177; trouvée dans le temple des fabri navales, à Ostie, cf. infra, notre § sur l'aeditimus): elle mentionne le même homme et la même carrière, émane du même corpus, mais a été dédiée par les plebei et non par l'ensemble du collège comme c'était le cas pour le CIL XIV, 169 (un affranchi et deux quinquennaux perpétuels ayant été désignés pour s'occuper matériellement de l'exécution de la dédicace). Elle a peut-être été gravée le même jour, ou peu avant ou peu après. Mais pourquoi les plebei ont-ils voulu ici se démarquer de l'ensemble du corpus en ne se faisant pas représenter par des dignitaires de leur corporation pour dédier cette inscription ? Voulaient-ils marquer ainsi leur attachement particulier à ce patron ?

L'épitaphe du CIL XIV, 292 nous donne également quelques renseignements sur la carrière d'un autre patron des charpentiers navals d'Ostie: Marcus Annius Proculus, mort à 25 ans, ce qui montre que les collèges n'hésitaient pas à choisir un patron jeune, pourvu qu'il soit suffisamment riche et prestigieux; c'était le cas pour celui-ci car il était lui aussi sénateur puisqu'il était flamine du divin Vespasien 14 , sacerdoce réservé aux membres de l'ordre sénatorial. Marcus était de plus un décurion de la colonie d'Ostie: il faisait donc partie de l'ordo decurionum de cette cité, ce qui le plaçait en tête de la hiérarchie sociale locale. Ce sénateur, en tant que décurion, avait dû non seulement payer son élection lors de son entrée en fonction dans la curie, mais devait également faire preuve d'évergétisme envers ses concitoyens: seul un homme riche pouvait assumer la charge d'un tel honneur. Mais l'influence qu'il devait avoir sur l'administration locale en tant que membre de la curie n'a très probablement pas été étrangère au choix des fabri navales,: la plupart des corporations prenaient en effet pour patrons des magistrats de leur cité 15 en grande partie pour cette raison.

On comprend donc mieux pourquoi les fabri navales, d'Ostie ont choisi ces deux hommes pour patrons: le premier occupe une magistrature à Ostie et surtout une haute fonction au service de l'empereur, son crédit auprès de l'administration impériale doit par conséquent être très important; le deuxième occupe lui aussi une fonction importante dans la colonie d'Ostie; mais par dessus tout, ces deux hommes sont des sénateurs, et l'on connaît l'immense richesse et le très grand prestige des clarissimes sous le Haut Empire. On sait ainsi qu'ils étaient nombreux à patroner des collèges dans les cités, surtout à Ostie 16. On voit donc bien que ces deux choix des charpentiers navals d'Ostie correspondent tout à fait à l'idée qu'un collège se faisait d'un bon patron sous l'Empire: un homme influent - à la fois localement et auprès des services impériaux - et riche .

Bien sûr, "si ces deux qualités ne pouvaient être ... réunies, les collèges choisissaient au moins des citoyens riches et généreux" 17 : certains prenaient leurs patrons "dans l'ordre équestre, parmi les simples chevaliers romains ou parmi les gens d'une condition plus basse encore" 18 , ce qui montre bien, comme nous l'avons déjà dit, que l'intérêt financier l'emportait très souvent sur le besoin de protection 19. C'est ce que nous confirme probablement la dédicace faite par les charpentiers navals d'Ostie au chevalier romain Caïus Julius Philippus le 11 avril 195 (CIL XIV, 168): elle ne nous dit pas s'il était leur patron, mais ceci est probablement le cas puisque cette inscription honorifique est tout à fait dans le goût de celles que les collèges n'hésitaient pas à faire en toutes occasions à leurs patrons pour provoquer leurs libéralités ou inversement pour les remercier des largesses que ceux-ci ne manquaient pas de faire non plus en de nombreuses occasions pour provoquer ces flatteries honorifiques de la part de leurs protégés. Ce patron est un chevalier, et l'on ne cite rien de son éventuel cursus équestre, ce n'est donc sans doute pas pour son crédit qu'on lui a décerné ce titre, mais plutôt pour les libéralités que l'on attendait de lui. Il est assez probable que, suivant ce principe, les charpentiers navals d'Ostie choisissaient aussi certains de leurs patrons parmi des classes sociales plus basses que celle des chevaliers, pourvu que l'élu ait une fortune suffisante pour assumer les charges de cet honneur 20 : celà concerne toute une catégorie de gens riches mais plus ou moins méprisés pour leur statut social, et qui, n'ayant pas d'autre titre, sont d'autant plus ravis d'être honorés du patronat d'un collège: "des négociants enrichis,... des affranchis parvenus, d'autant plus désireux de cet honneur qu'ils étaient exclus des fonctions municipales, des sévirs augustaux, qui formaient l'aristocratie des affranchis " 21 . Mais l'état actuel de nos sources épigraphiques ne nous permet pas d'en dire davantage .

b. Quinquennaux et quinquennaux perpétuels

Un collège était présidé par un ou plusieurs président(s), qui portai(en)t "des noms divers suivant les collèges et les localités. On les appelait d'ordinaire "maîtres", magistri, et leur fonction "maîtrise", magisterium... La durée de leurs fonctions était en général d'un an. [Mais] dans les collèges qui comptaient par lustres, ils étaient nommés pour cinq ans; c'est alors qu'ils prenaient le nom de "maîtres quinquennaux", magistri quinquennales, ou simplement "quinquennaux", quinquennales, et leurs fonctions celui de quinquennalitas... Avec le temps, le sens [du mot quinquennalis] se perdit et il servit à désigner le président, quelle que fut le durée de ses fonctions " 22 . Dans le cas précis de cet album, nous ne savons pas si la corporation des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, comptait par années ou par lustres 23 : Waltzing, en tout cas, ne la cite pas dans sa liste de corporations comptant par lustres . Il ne nous est donc pas possible de dire avec certitude si les six quinquennaux de ce corpus étaient en fonction pour cinq ans ou pour un an 24 . On peut toutefois supposer qu'ils étaient nommés pour un an seulement car dans les collèges qui comptaient par lustres 25 , "le lustre pendant lequel [le ou les président(s) est (sont)] en fonction est souvent indiqué à la suite de leur nom" ; or, ce n'est le cas ni dans cet album, ni d'ailleurs dans la seule autre inscription mentionnant un quinquennal de cette corporation (CIL XIV, 368: épitaphe funéraire concernant un Januarius) .

Dans cet album, trois des six quinquennaux, Aurelius Iambicus (l. 17), Caecilius Victor (l. 18), Magnius Zmaragdus (l. 19), sont également cités parmi les plebei (l. 152, 132, 137). Ceci prouve qu'ils sont réellements du métier de faber navalis: en effet, les collèges choisissaient leurs présidents "généralement parmi les membres; car sur les alba de plusieurs collèges leurs noms reviennent dans la liste de la plebs" 26 . Un dignitaire collégial voyait donc dans l'album, son nom cité à la fois parmi les élites de la corporation et parmi les plebei s'il était réellement du métier et non pas choisi en dehors du collège. Pour être plus précis sur les modalités de ce choix des présidents, on sait que les quinquennaux d'une corporation étaient élus par l'assemblée générale du collège. "Ils étaient désignés d'avance pour entrer en charge le premier janvier et ils portaient jusque-là le titre de magistri designati... A leur sortie de fonction , ils pouvaient être réélus " .

On compte dans notre album, six présidents au total. Le nombre de quinquennaux variait d'une corporation à l'autre, mais sans rapport avec la taille du collège 27 . Toutefois, "il est rare qu'un collège n'ait qu'un seul président " 28 . On rencontre dans l'épigraphie des corporations avec deux, six, voire dix quinquennaux: la corporation des charpentiers navals d'Ostie et/ou du portus, figure donc parmi celles qui ont le plus grand nombre de présidents. Un nombre si élevé était-il courant ? Si Waltzing ne donne aucune indication à ce sujet, R. Meiggs pense quant à lui que les charpentiers navals du portus, desquels émane selon lui cet album, (cf supra), avaient, avec ces six quinquennales, un nombre exceptionnel de présidents par rapport à la moyenne; il dit en même temps que les fabri navales, d'Ostie en avaient probablement trois. Il se base sur le CIL XIV, 169 pour avancer cela: selon lui, les trois hommes qui se sont occupés de la dédicace sont des quinquennaux perpétuels, et par conséquent d'anciens présidents puisque - nous le verrons infra - les quinquennaux recevaient le titre de quinquennalis perpetui après leur mandat 29 . Or, deux points contredisent sa thèse. D'une part, Meiggs fait une erreur en disant que la dédicace mentionne trois quinquennaux perpétuels: en effet, le "et" qui sépare Calocaerus des deux autres personnes chargées de l'affaire implique à notre sens que seules ces deux dernières sont réellement des quinquennaux perpétuels. D'autre part, le simple fait qu'une inscription mentionne deux ou trois quinquennaux perpétuels ne signifie pas forcément que la corporation de laquelle émane ce document ait eu deux ou trois quinquennaux, pour la simple et bonne raison - entre autres - que le collège a très bien pu confier l'exécution de la dédicace à seulement deux ou trois quinquennaux perpétuels sur cinq ou six !

Le rôle du ou des présidents dans un collège peut se résumer en ces termes: ils étaient les principaux administrateurs ou fonctionnaires du corpus. Ils présidaient les réunions de l'assemblée générale, appliquaient ses décisions, et étaient responsables de la conduite générale et de la discipline interne de la corporation (ils veillaient à l'observation des statuts du corpus) 30 . Plus précisément, les magistri avaient non seulement un rôle principal d'exécutants des décisions du conventus, mais ils avaient également de nombreuses autres responsabilités: fonctions religieuses (prêtre du culte, organisation des banquets,...); gestion des finances, fonction pour laquelle ils étaient souvent assistés d'un questeur ou d'un curateur (il semble qu'ici ce ne soit pas le cas, puisque l'album, ne mentionne aucun quaestor ni curator: les six présidents des fabri navales, devaient donc se partager ces diverses tâches ) 31 ; représentation du collège dans les procès 32 .

Mais la présidence d'un collège, ce n'était pas seulement un ensemble de fonctions à remplir: des honneurs y étaient liés, ainsi que des charges, comme dans les cités avec les décurions. Les honneurs: les magistri donnaient leur nom à l'année de leur fonction, ils étaient donc éponymes comme les consuls à Rome et les duumviri dans les cités; sur les alba, seuls les patrons et les quinquennales perpetui sont cités avant les présidents; s'ils avaient été méritants durant l'exercice de leur dignité, on leur décernait des statues; ils pouvaient aussi recevoir des honneurs extraordinaires, comme par exemple un siège honorifique appelé bisellium (ils recevaient alors le titre de bisellarius) 33 , de même que les patrons (cf supra). A ces honneurs, se joignaient des avantages purement matériels, mais honorant le président pour son rang dans le corpus, comme par exemple une part plus grande dans les distributions de sportules (encore à l'image de ce qui se passait dans les villes), ou bien l'immunité pour certaines charges (exemple: exemption du paiement de la cotisation mensuelle) 34 . La contrepartie de ces distinctions honorifiques était pour le quinquennal de prendre à ses frais de nombreuses charges: en effet, la présidence n'impliquait pas seulement le don de son temps et de ses conseils au corpus, il fallait aussi payer son élection par un don (la summa honoraria 35 ), comme les magistrats de Rome et des cités. Cette somme honoraire, qui pouvait être acquittée en argent ou en nature, était généralement fixée par les statuts du collège (pour ce qui est de la corporation des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, nous ne disposons hélas d'aucune information sur ses statuts). Bien entendu, les magistri étaient aussi tenus, pour laisser un souvenir honorable de leur présidence, de faire de nombreuses libéralités tout au long de leur mandat: distributions de sportules, banquets, construction ou aménagement d'un local (schola) ou d'un temple pour le collège, ... 36

On comprend donc que seuls des gens riches pouvaient se permettre d'assumer les charges liées à cet honneur: c'est pourquoi, quand un collège ne comptait pas assez de membres suffisamment riches, il arrivait que l'on choisisse les magistri en dehors du corpus, contrairement à l'usage général (cf. supra): c'est le cas dans notre corporation, comme nous l'avons déjà fait remarquer précédemment. Ainsi, souvent, des hommes riches et influents tenaient à l'honneur de la présidence d'un collège, même s'ils n'avaient rien à voir avec le métier que rassemblait la corporation: magistrats municipaux, affranchis, commerçants parvenus, étaient heureux de pouvoir présider un ou plusieurs collèges, et même certains d'entre eux étaient à la fois patrons et présidents de collège 37 . Mais il est probable qu'après leur élection, ces présidents choisis hors de la corporation ne devenaient pas des membres effectifs du corpus , qu'ils étaient là moins pour administrer que pour protéger et conseiller, et qu'ils étaient donc plus des présidents d'honneur ayant à leur côté des présidents effectifs qui occupaient réellement toutes les attributions administratives de la présidence collégiale 38 . Nos trois quinquennaux issus des plebei seraient donc probablement les présidents effectifs du corpus fabrum navalium, d'Ostie et/ou du portus,.

Quand un président quittait son mandat, il pouvait être élu président à vie, quinquennal perpétuel 39 . Un collège pouvait par conséquent avoir à la fois des quinquennales, et des quinquennales perpetui, comme c'est le cas pour notre corpus de fabri navales,: le titre de président à vie était donc probablement honorifique et donné à d'anciens magistri qui s'étaient fait remarquer par leurs mérites durant leur mandat, comme on le faisait dans les cités pour les flamines perpétuels. Si ce titre leur conservait les privilèges honorifiques de la présidence - mais aussi ses charges: en effet, toute fonction d'un collège est un honneur, mais aussi une charge - les quinquennaux perpétuels n'avaient sans doute pas les attributions effectives des présidents: il s'agissait en quelque sorte de présidents d'honneurs et non de présidents effectifs 40 . Dans notre album, un seul des treize quinquennaux perpétuels (l. 1 à 13) est réellement un charpentier naval car son nom revient parmi les plebei: Ulpius Felix (l. 13 et 271). Si on l'ajoute aux trois présidents effectifs eux aussi issus du collège (cf. supra), et si l'on rapporte ce groupe de quatre personnages au nombre total de présidents et de quinquennaux perpétuels du collège (soit en tout 19 personnes), on remarque que seulement 21 % des présidents à vie ou non des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, sont ou ont été réellement des charpentiers navals à la date où a été publié cet album,.

Mis à part l'album, cité, nous disposons de très peu d'inscriptions mentionnant des quinquennaux perpétuels de cette corporation: les deux inscriptions du CIL XIV, 168 et 169 mentionnent un Caius Vettius Optatus et un Marcus Clodius Minervalis, quinquennaux perpétuels de la corporation des charpentiers navals d'Ostie qui les a chargés de prendre soin de réaliser ces deux dédicaces honorifiques, ce qui nous prouve que ces dignitaires pouvaient être chargés de représenter la corporation . Mais, mis à part ce point intéressant sur le rôle des présidents à vie dans les collèges, les informations que ces deux dédicaces nous donnent sur ces personnages de la hiérarchie collégiale se limitent à leurs noms. Par contre, l'inscription honorifique du CIL XIV, 372 nous donne la carrière d'un Lucius Lepidius Eutychus, quinquennal perpétuel de la corporation des charpentiers navals d'Ostie: celui-ci était titulaire d'un sacerdoce (sévir augustal; c'est donc probablement un affranchi, comme le laisse d'ailleurs supposer son cognomen d'origine grecque) à Ostie et occupait une haute dignité (quinquennal) dans deux cités, Ostie et Tusculum (ville du Latium située au S.E. de Rome, sur la Via latina). On voit là encore une preuve du fait que de nombreuses personnes fortunées, mais de basse extraction, cherchaient dans les cursus municipaux et collégiaux une honorabilité que leurs origines modestes ne leur avait pas donnée, en particulier les sévirs augustaux, "l'aristocratie des affranchis" (cf. supra, § sur les patrons).

c. Tribun et aeditimus

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, ces deux dignités sont les seules fonctions de ce collège de charpentiers navals dont l'existence est attestée avec certitude par l'épigraphie: l'album, du CIL XIV, 256 compte un aediti(mus) parmi ses plebei (l. 179), et l'inscription du CIL XIV, 169 nous cite un tribun des fabri navales, du portus, (cette inscription est le seul cas connu de tribun de collège) qui est aussi patron des charpentiers navals d'Ostie (cf. supra, § sur les patrons).

L'aeditimus était le gardien du temple du collège, quand le collège en avait un. Les fabri navales, desquels émane cet album, avaient donc un temple; où était-il situé ? Nous avons déjà cité, dans le paragraphe consacré aux patrons, une inscription datant probablement des années 190, dédiée par les charpentiers navals d'Ostie à leur patron, et retrouvée à Ostie, dans ce qui aurait été, pour R. Meiggs (op. cit., p. 327-328), le temple de la corporation des fabri navales, d'Ostie: il nous décrit brièvement ce temple (dans lequel on aurait également retrouvé un fragment d'un autre album, des fabri navales, dont nous parlerons infra) situé dans la partie Nord-Ouest du Decumanus Ouest de la ville, en face de la Schola de Trajan. Il s'agit d'un bâtiment en briques, probablement construit vers la fin du IIe s. ap. J.-C.. Il se tient dos à la route et est précédé par une grande cour entourée de murs qui la coupent des rues; une telle cour n'est pas un trait courant dans l'architecture des temples, mais elle est bien adaptée aux besoins d'une corporation car elle procure un vaste espace servant à la fois aux réunions de l'assemblée générale et à l'exercice du culte collectif: on sait en effet que si un corpus n'avait pas de maison corporative (appelée schola), il se réunissait soit dans son temple collégial s'il en avait un, ou à défaut dans un temple public 41 .

Un article de la revue Archeologia (n° 290, mai 1993, p. 4) donne également quelques informations sur ce temple: la cour qui le précédait était à péristyle et son centre était ocupé par un grand bassin; une mosaïque géométrique ornait le sol des portiques; l'ensemble comprenait également, à l'arrière du temple, un vaste dégagement, dont la fonction reste encore à définir. Si ce secteur d'Ostie avait été fouillé en 1938-1939, aucune étude n'avait été publiée à son sujet. Mais Archeologia nous apprend qu'une équipe belge a repris les fouilles dès l'été 1992 pendant un mois: espérons donc qu'une publication sur ce site sera prochainement mise à la disposition des chercheurs.

Quant au tribun du collège, on sait très peu de choses sur lui: d'après Waltzing, cette fonction est impossible à définir précisément 42 . Mais dans le deuxième tome de son ouvrage, il se contredit car il voit en lui l'équivalent du praefectus collegii 43 , préfet de collège, fonctionnaire impérial (et donc pas dignitaire de collège comme il le laisse entendre dans son premier tome) chargé de diriger le service de lutte contre les incendies que devaient certains collèges dans les cités (sur le service public dû par les collèges, cf. infra); dans ces collèges, l'organisation des membres en centuries et décuries, commune à la plupart des corporations, semblait revêtir un caractère plus militaire: chaque centurie ou décurie était chargée d'une tâche particulière (maniement de la hache, des échelles, ...), et constituait en cela un corps spécial qui était commandé par un centurion ou un décurion. Ces corps spéciaux étaient établis par le corpus qui nommait également leur chef: même si l'Etat imposait cette organisation pour assurer la bonne marche et l'efficacité du service, il n'intervenait donc pas dans son exécution. Mais dans beaucoup de villes, l'Etat aurait placé dans chaque collège à la tête de ces corps un chef supérieur, un praefectus collegii, chargé uniquement du commandement militaire du service 44 ; celui-ci aurait constitué le seul élément de contrôle interne de l'Etat sur ces corporations. Ces préfets de collège, choisis bien entendu en dehors du corpus, ressemblaient beaucoup aux patrons 45 : tous ceux qui nous sont connus appartiennent à l'ordre équestre (le tribun des fabri navales, du portus, était quant à lui un sénateur), et certains d'entre eux sont en même temps patrons du collège dont ils dirigent le service (on pourrait affirmer que c'est le cas pour notre tribun si l'on était sûr que les fabri navales, du portus, et ceux d'Ostie, dont il est effectivement le patron, comme nous le dit l'inscription du CIL XIV 169, ne formaient qu'une seule corporation: sur cette question, cf. supra). Avec un tribunus collegii, les charpentiers navals du portus, auraient donc fait partie de ces collèges chargés d'un service anti-incendies (peut-être dans les immenses chantiers navals du portus, selon Waltzing, t. 2, p. 356), ce qui lui suppose une organisation quasi-militaire en centuries et décuries; mais si l'album, du CIL XIV, 256 émane de ce collège, ce que nous ne savons pas, il ne laisse transparaître aucune trace de cette organisation. On ne peut donc dire avec certitude si ce tribun était un dignitaire de collège ou bien un fonctionnaire impérial chargé du contrôle du service dû par la corporation, bien que la seconde hypothèse, compte tenu des éléments présentés, semble la plus plausible.

C'est d'ailleurs en faveur de cette dernière que penche aussi R. Meiggs, qui reprend Waltzing (t. 2, pages 352-355), mais en émettant une théorie plus intéressante: il rapproche le cas des charpentiers navals du portus, de celui des charpentiers d'Ostie, les fabri (ne pas confondre les fabri, charpentiers, avec les fabri navales, charpentiers navals !); ces derniers devaient eux aussi le service anti-incendies à Ostie, puisque l'on sait qu'il existait un praefectus fabri. Mais à Ostie, le procurateur de l'annone disposait pour combattre le feu d'une cohorte de vigiles: comment, donc, expliquer ce service anti-incendies des fabri ? Meiggs émet alors deux hypothèses: soit les fabri étaient chargés de la protection des zones résidentielles, les vigiles s'occupant quant à eux des docks et des entrepôts (ou alors les fabri sont seulement des auxiliaires des vigiles), soit, plus simplement selon lui, la présence de ce préfet s'expliquerait par l'importance des fabri dans la construction et la maintenance des immeubles publics qui aurait nécessité le contrôle du collège par l'Etat. Meiggs dit ensuite que, d'après l'inscription du CIL XIV, 169 mentionnant le tribun, les charpentiers navals du portus, ont peut-être été également sujets à un contrôle officiel 46 . En effet, les charpentiers navals avaient eux aussi une importance considérable dans le monde romain (sur cette importance, cf. aussi infra): sous l'Empire, le peuple avait certes perdu ses droits politiques, mais il avait conservé des privilèges hérités de la République et que l'Empire, loin d'avoir abolis, avait renforcés et augmentés; les distributions gratuites et les ventes à bas prix de nourriture faisaient parti de ces avantages. On connaît ainsi l'importance de l'annone, et le perpétuel problème du ravitaillement de Rome qui s'est posé aux empereurs: si la famine venait à frapper la Ville faute d'avoir pu faire venir des provinces de quoi remplir les greniers et nourrir la population, l'émeute guettait. Aussi, les empereurs favorisèrent-ils toujours - et contrôlèrent-ils aussi davantage - les corporations qui jouaient un rôle important dans le ravitaillement de Rome: ces collèges jouissaient d'un prestige particulier car ils pourvoyaient à la subsistance alimentaire de Rome et assuraient au peuple la pérennité de ses anciens privilèges. Parmi ces collèges jouant un rôle important dans l'annone, il y avait en particulier les métiers chargés de l'achat des denrées (negociatores), et ceux chargés de leur transport (nautes et navicularii amnici sur les fleuves et les lacs, navicularii marini sur les mers 47 ) ; c'est à ces métiers du transport que Waltzing (t. 2, p. 77-78) rattache les fabri navales, travaillant dans les grands chantiers de l'Etat à la construction des navires devant permettre aux armateurs qui les achetaient de ravitailler Rome. On comprend ainsi qu'en raison de leur importance dans l'organisation de l'annone, les charpentiers navals aient pu être particulièrement contrôlés par l'administration impériale, ce qui tend à appuyer la deuxième hypothèse de Meiggs concernant les praefecti collegarii et donc le tribun des fabri navales, du portus,.

d. La mater

Ce personnage apparaît dans plusieurs inscriptions relatives à toutes sortes de collèges, dont celui que nous étudions (l. 21-22); il en est de même des titres pater et filia que l'on peut lui rapprocher. Selon Waltzing 48 , ces titres ne désignent généralement pas un dignitaire ou un patron, et ne sont donc pas aussi solennels: ils sont décernés par le collège pour faire honneur à la personne concernée et par reconnaissance envers elle, et non pour que la corporation ait des protecteurs influents et des bienfaiteurs généreux comme c'est le cas pour le patronat et, dans une moindre mesure, pour les dignités. D'ailleurs, ces personnages désignés pater, mater, ou filia, s'ils ne sont pas membres du collège, sont généralement de même condition sociale que les confrères et ne sont donc guère en position matérielle d'assumer les libéralités couramment attachées au patronat. Meiggs reprend 49 et cite Waltzing sur cette question, mais y apporte quelques compléments. Il tente en particulier, d'expliquer plus en détail pourquoi ces titres étaient décernés: la reconnaissance dont parle Waltzing vient peut-être selon Meiggs de ce que la personne ainsi honorée avait fait bénéficier le corpus de ses conseils sur des questions pratiques (il ne précise pas lesquelles); de plus, il fait remarquer avec justesse que les matres et les filiae, qui étaient des femmes comme l'indiquent ces titres, constituent une étrange intrusion (ce sont ses termes) dans le monde des corporations qui était essentiellement masculin. Notre album, des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, est, toujours selon Meiggs, la seule liste matriculaire d'Ostie connue où apparaît le titre mater. Cette mater, Macia Menophile, n'est pas originaire du collège puisque son nom ne revient pas dans la liste des plebei: elle ne doit donc pas sa position à des relations de parenté dans le collège 50 ; elle est un personnage sans lien apparent dans la corporation, et vient bel et bien de l'extérieur, comme la plupart des quinquennaux perpétuels et quinquennaux de ce corpus. Macia Menophile a un en-tête pour elle-même, et est classée après les quinquennaux et avant les honorati: on lui reconnaît donc bien une place d'honneur dans le corpus: cette place est-elle révélatrice d'un niveau social élevé (ce que semblerait pourtant contredire son cognomen d'origine grecque) qui justifierait un tel égard ? C'est peut-être ce que pense Waltzing puisqu'il cite la mater du CIL XIV, 256 comme faisant partie selon lui des personnes de haut rang dont l'épigraphie atteste qu'elles ont reçu ce titre ou celui de pater dans certains collèges: ces titres sont alors probablement mis pour patronne ou patron du corpus 51 . Mais dans ce cas, si le collège des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, fait partie des exceptions à la généralité exposée ci-dessus, pourquoi n'avoir pas également cité dans cet album, les autres patrons de la corporation (puisque, comme nous l'avons déjà fait remarquer précédemment, les treize premiers noms de la liste matriculaire sont très probablement ceux des quinquennaux perpétuels et non ceux des patrons du collège; mais Waltzing pensait le contraire, ce qui a peut-être dû, dans son esprit, argumenter son hypothèse sur le statut social de Macia Menophile) ?

e. Les honorati

Dans certaines corporations, les anciens fonctionnaires prenaient le titre d'honorati 52 . Cela pouvait donc concerner les quinquennaux, et tout autre fonctionnaire collégial (curateurs, ...) si la corporation en comptait. Dans l'album, de notre corpus, on remarque que, comme pour les quinquennaux (cf. supra), seulement la moitié environ (six sur treize, dont un probable) des honorati sont issus du collège, donc sont de véritables gens du métier: Caninius Onesimianus (l. 25 et 106), Flavius Primitibus (l. 27 et 303), Petronius Ianuarius (l. 29 et 197), Alfius Secundus (l. 32 et 61), Manlius Mercurialis (l. 33 et 213), L. Volusius Secularis/Seclaris Amato ? (l. 34-35 et 133 ?).

On sait déjà que ces treize personnages ne sont probablement pas d'anciens présidents, puisque ce collège, nous l'avons vu, a un groupe de quinquennaux perpétuels où sont inscrits les anciens présidents 53 . Ces honorati pourraient donc être d'anciens aeditimi ou tribuni du collège 54 . Il faut savoir que généralement, ceux qui avaient déjà exercé une fonction prenaient ce titre même s'ils étaient de nouveau honorés d'une autre dignité du cursus collégial ou prorogés dans l'ancienne: on pouvait être par exemple quinquennalis et en même temps honoratus ter (ayant occupé trois dignités du collège ou ayant été reconduit trois fois); nous ne pouvons dire s'il en était ainsi dans notre collège des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, car aucune inscription le concernant ne mentionne un pareil cas. Comme dans les cités, celui qui était passé par toutes les dignités du cursus collégial se disait honoribus omnibus apud eos functus ou omnibus honoribus per gratus functus. Le titre d'honoratus donnait droit à des privilèges honorifiques, comme toutes les autres dignités: bien sûr, les honorati, comme les patrons et les dignitaires, avaient droit à une place spéciale dans l'album, (dans le CIL XIV, 256, un en-tête mentionne, comme pour les autres catégories de membres, leur titre: HON, l. 23); ils étaient généralement gratifiés d'une part supplémentaire dans les distributions de sportules et les festins, et leurs femmes étaient aussi favorisées dans les distributions. Il est important de noter que les honorati ne sont pas des membres d'honneur 55 , à l'inverse des quinquennaux perpétuels, qui, comme nous l'avons déjà vu précédemment, sont d'anciens quinquennaux nommés en quelque sorte présidents honoraires à vie.

f. Le groupe des plebei

Des simples membres

Les plebei sont les simples membres d'un collège; dans un album, ils sont cités à la fin, avant les simples serviteurs cependant (cf. supra p. 10). On aurait tort de croire que les plebei, en raison de leur modeste statut dans la hiérarchie collégiale, n'avaient aucun poids dans la corporation. En témoigne peut-être dans le cas des charpentiers navals d'Ostie cette inscription honorifique répertoriée dans AE 1955, 177 et que nous avons déjà citée supra: elle nous a semblé curieuse car elle a été dédiée par les plebei du corpus des fabri navales, d'Ostie et non par l'ensemble du collège comme il est explicitement indiqué dans les autres inscriptions de ce type concernant cette corporation. Peu importe ici les motivations de cette démarquation volontaire de la plèbe collégiale vis-à-vis du reste du corpus pour honorer un patron: cette dédicace tend à prouver que les plebei d'un collège étaient en mesure, au sein même de la corporation, de prendre de manière autonome et démocratiquement une décision; les dignitaires collégiaux n'exerçaient donc probablement pas de contrôle restrictif dans ce domaine, du moins dans le cas de cette corporation.

D'ailleurs, à l'assemblée générale d'un collège, ou conventus, existait une égalité quasi totale entre les membres, plebei ou dignitaires, qui pouvaient tous prendre la parole; c'était l'assemblée qui décidait sur les problèmes les plus graves, les fonctionnaires exécutant les décisions. Ces décisions sur lesquelles statuait l'assemblée étaient nombreuses et diverses. Tout d'abord, c'est le conventus qui, lors de la fondation du collège, votait les statuts 56 (appelés lex collegii, par imitation de la lex municipalis et de la lex coloniae) du corpus, comportant des mesures importantes réglant la vie future du collège (formalités et conditions de l'admission, limitation du nombre des membres, droit d'entrée, cotisation mensuelle, summa honoraria, des dignitaires, utilisation des divers revenus, droits et obligations diverses des membres et sanctions contre ceux ne les assumant pas, avantages des dignitaires, dates des assemblées régulières et des banquets, funérailles des membres défunts, cérémonies du culte,...). Outre les statuts initiaux, l'assemblée générale votait également régulièrement des décrets (appelés decreta collegii, encore une fois à l'imitation des cités avec leurs decreta decurionum) administrant le collège: ces decreta pouvaient statuer sur la confection d'une tabula patronatus (cf. supra), la modification de la lex collegii, le décernement des récompenses et honneurs aux fonctionnaires, le règlement des funérailles d'un membre, la réception des libéralités des bienfaiteurs, les dépenses diverses (construction ou réparation de monuments), la réception des serments des fonctionnaires à leur entrée et à leur sortie de charge,... Toutes ces décisions étaient soumises à un vote des membres, qui pouvait parfois se faire par acclamation (principalement pour la nomination des patrons ou des dignitaires); mais ordinairement, le vote était secret, les membres déposant leurs bulletins dans des urnes. Ainsi, toutes ces décisions importantes que le conventus prend, et auxquelles l'ensemble des membres, dont les plebei, participe grâce au système du suffrage universel, montrent bien que les simples membres jouaient un rôle important dans la marche du corpus: chacun pouvait prendre la parole et exprimer une proposition de décret, même si les propositions émanant des dignitaires et des patrons avaient bien entendu plus d'autorité; de toute façon, le vote décidait en dernier lieu. Cette organisation démocratique des corporations contraste avec l'absence de droits politiques du peuple qui caractérise l'Empire par rapport à la République: si l'influence des comices populaires finit par disparaître, le fonctionnement des collèges conserva son caractère démocratique. De plus, tous les plebei étaient admissibles aux dignités pourvu, bien sûr, qu'ils aient les moyens d'en assumer les charges 57 .

Des plebei au statut particulier

On remarque dans notre album, la présence au sein du groupe des plebei de deux personnages caractérisés chacun par un titre honorifique: à la ligne 141 un Iulius Carpus Sesquiplic(arius) ("qui a reçu une part et demi") et un Sergius Bictor immun(is) ("exempt de charges") à la l. 159. Ces titres sont suffisamment explicites: ils attestent que ces deux membres ont reçu l'un le privilège de l'exemption des charges que doit normalement tout adhérant au corpus (exemple: la cotisation mensuelle), et l'autre celui d'avoir été gratifié d'une demi-part supplémentaire pour les banquets ou les distributions de sportules probablement .

Ces deux privilèges étaient normalement réservés aux dignitaires (exemple: les quinquennaux, cf. supra notre paragraphe sur ceux-ci) mais certains collèges accordaient parfois ce type d'avantages honorifiques à de simples membres: pour ceux qui recevaient une part supérieure à la moyenne, il s'agissait de provoquer leur évergétisme en les honorant -cela ne pouvait donc concerner que les plebei fortunés - (cf. Waltzing, t. 1, p. 403, n. 2); quant à ceux qui étaient exemptés de certaines charges, Waltzing considère ce type de personnages comme des membres d'honneur (cf. t. 1 p. 357 et p. 451).

On ne sait pas si ce type de privilèges s'accompagnait pour le bénéficiaire d'un rôle particulier dans le collège.

 


 

L'analyse de la hiérarchie et du fonctionnement interne de ce corpus permet de constater que les charpentiers navals de la région d'Ostie bénéficiaient de la protection de puissants et riches patrons dans une société romaine essentiellement basée sur le clientélisme. Certains membres étaient suffisamment fortunés pour garantir au collège la possession d'un temple corporatif. Le pouvoir impérial gardait très probablement un droit de contrôle sur un corps de métier essentiel au fonctionnement de l'annone et dont la reconnaissance sociale en découlant attirait vraisemblablement l'intérêt aussi bien des évergètes que des ouvriers des chantiers navals soucieux de promotion sociale.

Mais qui étaient ces hommes ? Quelle était leur statut social ? Tenter de répondre à ces questions suppose une étude onomastique en détail de l'ensemble de l'album,.

 

1 . J.-P. Waltzing , op. cit., t. 1, p. 362.
2 . J.-P. Waltzing , op. cit., t. 1, p. 366-367 et 384.
3 . Un autre dignitaire, l'aedituus ou aeditimus, voit ici son titre mentionné non pas à cet endroit, mais à côté de son nom qui figure au sein des plebei ( l. 179: Tullius Vitallio Aediti(mus) ). Sur le rôle de l'aeditimus, cf. infra.
4 . Ici, le seul immunis de l'album, voit son titre mentionné non pas à cet endroit , mais à côté de son nom qui figure au sein des plebei (l. 159). Sur l'immunis, cf. infra .
5 . J.-P. Waltzing , op. cit., t. 1, p. 448.
6 . J.-P. Waltzing , op. cit., t. 1, p. 427.
7 . C'est le cas pour le corpus fabrum navalium, étudié ici, puisqu'il se dit " ex senatus consulte coire licet ". Sur le droit de se réunir en collège, cf. infra.
8 . J.-P. Waltzing, op. cit., t. 1, p. 437. Il convient de tempérer quelque peu le trop grand matérialisme dont Waltzing affuble les relations patrons/collèges: s'il est vrai que le patronat était une institution indispensable pour la survie matérielle des collèges, ceux-ci n'en accordaient pas moins une grande importance au prestige et au crédit de leurs patrons, comme nous le montrons infra dans notre étude sur l'origine sociale des patrons du collège des fabri navales, d'Ostie et/ou du portus,.
9 . Ce rôle de conseiller devait être l'unique contribution des patrons en ce qui concerne l'administration interne des collèges car selon Waltzing, t. 1, p. 438-439, " les patrons n'y intervenaient guère sans doute; on leur demandait parfois conseil " .
10 . " Il s'agit encore d'une imitation des cités, qui accordaient cet honneur aux décurions et aux augustales ": Waltzing, t. 1, p. 431.
11 . J.-P. Waltzing, p. 431, 446.
12 . J.-P. Waltzing, p. 428 à 429.
13 . Sur ce titre , voir infra .
14 . Ceci nous permet de dire que cette inscription , non datée , est postérieure au règne de Vespasien.
15 . Waltzing , t. 1 , p. 441 .
16 . Waltzing , t. 1 , p. 440 .
17 . Waltzing , t. 1 , p. 443 .
18 . Waltzing , t. 1 , p. 440 .
19 . Cf partie 1, note n° 17
20 . Il convient cependant de nuancer cette hypothèse car "seuls les collèges importants pouvaient prétendre au patronage de gens si haut placés " que les sénateurs (Waltzing , t. 1 , p. 363): les fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, pouvaient donc se permettre d'écarter certains personnages jugés insuffisamment prestigieux pour l'image du collège .
21 . Waltzing , t. 1, p. 442.
22 . Waltzing , t. 1, p. 385 à 387.
23 . Waltzing , t. 4, p. 283.
24 . R. Meiggs quant à lui (p. 319) nous dit sans se justifier que les présidents du collège des charpentiers navals du portus, sont les présidents de l'année (" presidents of the year "): il pense donc que les présidents de ce corpus étaient annuels.
25 . Waltzing, t. 1, p. 386.
26 . Waltzing, t. 1, p. 385, 386 .
27 . R. Meiggs, op. cit., p. 314 .
28 . Waltzing, t. 1, p. 388 .
29 . R. Meiggs, p. 315, note 3
30 . R. Meiggs , p. 315 .
31 . T. Schiess, Die römischen COLLEGIA FUNERATICIA nach den Inschriften, München, 1888, p. 43, dit en effet que dans les corporations où il y avait plus de deux présidents, ceux-ci se partageaient les diverses fonctions collégiales et formaient un collège à l'intérieur du collège, comme les quattuorviri, dans les municipes, ce qui fait que l'on n'y rencontre pas d'autres fonctionnaires. Ceci paraît d'autant plus vraisemblable pour les fabri navales, d'Ostie et/ou du portus, que l'on ne rencontre qu'un seul autre dignitaire dans tout l'album, : un aeditimus*, l. 179. Cité par Waltzing, t. 1, p. 388.
32 . Waltzing, t. 1, p. 388 à 396.
33 . Waltzing, t. 1, p. 399, 400.
34 . Waltzing, t. 1, p. 400 à 402. Il est à noter que certains collèges accordaient parfois ce type d'avantages honorifiques à de simples membres (cf. Waltzing, t. 1, p. 357, 403, n. 2, 451 ): c'est le cas dans notre corporation, comme nous pouvons le constater ligne 141 de l'album, où est cité un Iulius Carpus Sesquiplic(arius) ("qui a reçu une part et demi"), ainsi que l. 159, où nous avons un Sergius Bictor immun(is) ("exempt de charges"). Sur ces deux personnages, cf. infra, paragraphe sur les plebei.
35 . Tout fonctionnaire de collège devait payer son élection par une summa honoraria, (Waltzing , t. 1, p. 453) .
36 . Waltzing, t. 1, p. 395 à 397 .
37 . N. B.: Il n'est pas rare qu'une même personne soit investie de plusieurs dignités à la fois, soit dans le même collège, soit dans plusieurs collèges différents (Waltzing, t. 1, p. 384) .
38 . Waltzing, t. 1, p. 398, 399. Peut-on penser que les membres effectifs des collèges voulaient ainsi conserver le contrôle du corpus entre les mains des professionnels du métier qu'il représentait, et ce afin de conserver son identité à la corporation en évitant de la laisser diriger par des éléments étrangers au métier ?
39 . R. Meiggs, p. 315.
40 . Waltzing, t.1 p. 384, 387, 388. Comme l'étaient probablement les présidents choisis hors de la corporation (cf. supra); mais les présidents à vie avaient toutefois plus d'honorabilité que les quinquennales, puisqu'ils étaient placés en tête de l'album, avec les patrons.
41 . Waltzing , t. 1, p. 369.
42 . Waltzing , t. 1, p. 424-425, classe ce titre parmi les fonctions collégiales.
43 . Il se base sur H.-C. Maué, Der Praefectus fabrum, ein beitrag zur Gesch. röm. Beamtentums und Collegialwesens während der Kaiserzeit, mit einem Anhang enthaltend die Inschriften, Halle, Niemeyer, 1887, p. 60-61 et 72-82 .
44 . Waltzing , t. 2 , p. 349 à 356 .
45 . Waltzing , t. 2 , p. 353 .
46 . Meiggs , p. 320-321 .
47 . Waltzing , t. 2 , p. 29 .
48 . Waltzing , t. 1 p. 446 à 448 .
49 . R. Meiggs , p. 318-319 .
50 . Contrairement à cinq membres, dont trois sont les fils de dignitaires du corpus: Clodius Artemidorius Iun(ior) (l. 40) est probablement le fils de l'honoratus Clodius Artemidorus (l. 28); Umbrius Epaphroditus (l. 56) est-il le fils du quinquennal perpétuel Epafroditus ? (l. 7); Mindius Mercator Iun(ior) (l. 246) est certainement le fils de Mindius Mercator, quinquennal perpétuel (l. 11). Or, ces pères dignitaires ne sont pas d'"authentiques" charpentiers navals puisque leurs noms ne reviennent pas parmi les plebei (cf. supra). Leurs fils respectifs ne l'étaient donc probablement pas non plus: peut-être étaient-ils des membres honoraires, au même titre que l'immun(is) de la ligne 159 (cf. infra, notre § sur les plebei), et devaient-ils ce statut particulier au rang de leur père dans la corporation . Quant aux deux autres, ils sont les fils de simples plebei, et sont donc très probablement des charpentiers navals: Aelius Carpus Iun(ior) (l. 267) est le fils d'Aelius Carpus (l. 266); le père d'Aelius Saturninus Iun(ior) (l. 235) n'est pas mentionné (peut-être était-il mort au moment de la rédaction de cet album, ?). Ces deux derniers plebei confirment-ils par leur présence qu'il y avait une certaine hérédité des métiers?
51 . Waltzing , t. 1 , p. 448-449 , n. 2 .
52 . R. Meiggs , p. 315 .
53 . A moins qu'il y ait eu dans cette corporation des présidents n'ayant pas suffisamment mérité durant leur mandat pour être élevés au quinquennat perpétuel: dans ce cas, certains des honorati seraient d'anciens présidents (cf. supra, notre § sur les quinquennaux et quinquennaux perpétuels).
54 . Comme nous l'avons déjà vu supra, ce sont les deux seules dignités (si toutefois le tribunus est bien un dignitaire de collège: cf. supra) de ce collège qui sont citées par l'épigraphie: aediti(mus) (CIL XIV, 256, l. 179), tribunus (CIL XIV, 169).
55 . Waltzing, t. 1, p. 366-367.
56 . Si l'Etat n'intervenait pas dans la constitution de ces statuts, l'assemblée devait néanmoins tenir compte des exigences d'éventuels bienfaiteurs quand le texte de la lex collegii, en arrivait à régler l'usage des fonds qu'ils avaient donnés lors de la fondation de la corporation.
57 . Waltzing, t. 1 p. 368 à 377.

 

Gilles Brule