Rome Impériale

 

L'album de la corporation des fabri navales
(charpentiers de marine)
d'Ostie et/ou du Portus

 

Première partie

Un problème qui partage les historiens: de quelle corporation émane cet album ?

 

Cet album, citant 353 personnes en tout, présente un problème commun à toutes les sources épigraphiques: il est mutilé en plusieurs endroits, en particulier en son titre où n'apparaît plus le nom de la corporation de charpentiers navals qui l'a fait graver. Etant donné qu'il a été retrouvé au Portus, on est en droit de penser qu'il pourrait émaner d'une corporation de fabri navales du Portus. Cependant, rien n'est moins sûr, au vu de l'étude d'autres inscriptions retrouvées au Portus et à Ostie, deux sites géographiquement très proches et donc très liés. C'est ainsi que deux hypothèses ont été formulées au sujet de cet album, qui partagent encore aujourd'hui la communauté des historiens de l'Empire romain.

 

1) Première hypothèse : le Portus et Ostie ont chacun leur corporation de charpentiers navals .

 

C'est ce qu'affirme J.-P. Waltzing lorsqu'il expose qu'« en 195, Ostie et le Portus avaient chacun sa corporation de fabri navales, [que l'on] trouve ensemble dans une inscription d'Ostie en 195 » (CIL XIV, 169)1. C'est de même ce qu'il dit en substance lorsqu'il présente l'album du CIL XIV, 256 2: «Il s'agit ou bien du corpus fabrum navalium Ostiensium quibus ex s.c. coire licet, (CIL, XIV 168 et 169), ou des fabri Portenses (CIL, XIV 169)». Il fait ici référence à deux inscriptions retrouvées à Ostie, et datées du 11 avril 195, donc proches chronologiquement de l'album.

La N° 169 nous apprend en effet que « la corporation des charpentiers navals d'Ostie » fait une dédicace honorifique au tribun des charpentiers navals du Portus ; elle fait donc mention de deux catégories de fabri navales : ceux du Portus et ceux d'Ostie. On est par conséquent tenté de penser qu'il y avait deux corporations distinctes de charpentiers navals : une à Ostie et une autre au Portus où a été retrouvé l'album . Cela paraît d'autant plus vraisemblable que sur d'autres inscriptions originaires d'Ostie et parlant des fabri navales, on ne mentionne que « la corporation des charpentiers navals d'Ostie » (CIL XIV, 168, 368, 372) ou «les charpentiers navals d'Ostie» (CIL XI, 292), et pas une quelconque corporation des charpentiers navals d'Ostie et du Portus (quant aux autres inscriptions originaires du Portus et que Waltzing, t. 4, p. 49, attribue aux fabri navales, elles sont beaucoup trop mutilées pour pouvoir nous être ici d'une quelconque utilité: CIL XIV,124, 424). Le fait que le «tribun des charpentiers navals du Portus» est aussi le «patron» de la corporation des fabri d'Ostie ne doit pas trop infirmer cette première hypothèse, étant donné qu'un personnage important et riche pouvait être patron et même dignitaire de plusieurs collèges à la fois 3. Waltzing quant à lui, après avoir exposé tous ces faits de manière plutôt désordonnée, se décide finalement, sans plus d'explications, pour dire que cet album émane du «corpus fabrum navalium [Portens(ium) quibus] ex [S.] C. coire licet » 4.

C'est également ce qu'avance R. Meiggs, en étayant son affirmation sur une hypothèse intéressante et valable: selon lui, lorsque le Portus, dont la construction fut entamée sous Claude, fut inauguré sous Néron, il était naturel que les travailleurs dont le métier était lié aux activités portuaires et qui peuplèrent le nouveau complexe viennent d'abord d'Ostie et de son port, très proches géographiquement du Portus, et où ils exerçaient leur métier et étaient déjà rassemblés en corporations. Les collèges d'Ostie auraient donc vu une partie de leurs éléments émigrer dans le nouveau port, créant ainsi en quelque sorte ce que nous appellerions aujourd'hui des antennes: dans quelques métiers, les deux groupes corporatifs continuèrent de fonctionner étroitement, avec une organisation commune, pendant longtemps; mais il était inévitable que des collèges indépendants de leur source ostienne soient un jour créés par les travailleurs du Portus. Ce processus a commencé bien avant que l'indépendance du nouveau complexe vis-à-vis d'Ostie ait été proclamée explicitement par Constantin. Ce fut le cas selon Meiggs pour les charpentiers navals du Portus qui créèrent ainsi leur propre corpus dont émane pour lui cet album 5.

Cependant, il existe d'autres interprétations de ces sources, qui permettent de formuler une deuxième hypothèse.

 

2) Deuxième hypothèse : les charpentiers navals d'Ostie et ceux du Portus ne forment qu'une seule et même corporation avec des subdivisions.

 

C'est l'avis de J. Rougé 6 pour qui « l'unité des fabri navales d'Ostie et du Portus paraît devoir se conclure de ce que l'inscription funéraire du CIL XIV, 368, nous parle d'un Januarius quinquennal du corpus fabrum navalium Ostiensium que l'on retrouve comme honoratus dans [l'album] du CIL XIV, 256, trouvé au Portus mais mutilé»; la présence de ce dignitaire de la corporation des fabri d'Ostie dans un album de fabri navales retrouvé au Portus indiquerait donc selon lui l'unité des charpentiers des deux sites dans une même corporation. Rougé poursuit en disant que «de même, XIV, 169, nous montre les fabri navales Ostienses faisant une dédicace au tribunus fabrum navalium Portuensium». Cette dédicace, que Waltzing interprète comme le signe de l'existence de deux corporations distinctes à Ostie et au Portus (cf. supra), indiquerait donc au contraire pour Rougé l'unité de ces deux groupes de charpentiers, idée que peut venir renforcer le fait que ce tribun des fabri navales du Portus est aussi le patron des fabri navales d'Ostie 7 (en tenant compte bien sûr de la réserve que nous avons émise pour ce fait lors de l'énoncé de la première hypothèse, cf. supra).

Un autre élément pourrait venir étayer l'hypothèse de Rougé: dans l'inscription du CIL XIV, 169, on remarque que seuls les charpentiers navals d'Ostie ont le titre de corporation: est-ce-à-dire qu'il n'y a qu'une seule corporation, qui aurait pour nom corpus fabrum navalium Ostiensium, et à laquelle les charpentiers navals du Portus seraient rattachés en tant que subdivision ? C'est du moins ce que pense Dessau, dans le CIL, XIV, pp. 7-8 et note après l'inscription n° 256.

Ainsi, la question de savoir de qui émane réellement cet album reste insoluble dans l'état actuel de l'épigraphie; d'ailleurs, J. Rougé, qui prend pourtant parti pour la deuxième hypothèse, comme nous venons de le voir, reconnaît lui- même que les «fabri navales formaient dans les ports de puissantes corporations qui nous sont bien connues à Ostie et au Portus, sans que nous puissions savoir s'il s'agit de deux corporations distinctes ou de deux sections d'une seule corporation» 8.

Néanmoins, cet album reste extrêmement précieux pour comprendre l'organisation interne de cette corporation de charpentiers navals d'Ostie et/ou du Portus à la fin du IIe s. ap. J.-C. J.-P.

Gilles Brule

 

 

1 . Waltzing , op. cit., t. 2 , p. 77. J.-P.
2 . Waltzing , op. cit., t. 1 , p. 620. J.-P.
3 . Waltzing , op. cit., t. 1 , p. 384 : «Il arrive fréquemment que la même personne est investie de plusieurs charges à la fois, soit dans le même collège, soit dans deux ou plusieurs collèges différents».
4 . J.-P. Waltzing, op. cit., t. 1, p. 365. C'est ce que pense également R. Chevallier, Ostie antique, Paris, 1986, p. 154, en attribuant lui aussi aux fabri navales Portuenses l'album du CIL XIV, 256 .
5 . R. Meiggs, Roman Ostia, Oxford, 1973, pp. 315, n. 5, et p. 323-324.
6 . J. Rougé, Recherches sur le commerce maritîme en Méditerranée sous l'Empire romain, Paris, 1966, p. 190, n. 1 .
7 . Ce qu'omet de préciser J. Rougé .
8 . J. Rougé, op. cit., p. 189-190 .